Stratigraphie des villes portuaires bretonnes sous l’angle de la géo-histoire.
Pour comprendre l’évolution des pratiques et des usages maritimes en France, on peut s’intéresser à la forme urbaine des ports parce qu’ils témoignent, chacun à leur échelle, de l’histoire maritime et littorale française tout en étant des lieux de vie originaux et singuliers.
Dénommées villes-ports, cités maritimes, villes côtières ou fluvio maritimes selon les aspects que l’on souhaite mettre en avant, elles ont toutes en commun d’avoir une “forme de ville” qui est le résultat d’un dialogue permanent entre l’homme et la mer. Aussi loin que remonte le voyage d’Hérodote, les ports se font l’écho d’une géographie du littoral à l’interface entre l’espace terrestre et l’espace maritime. En ces points névralgiques de la côte, les marins se rassemblent et on y échange des marchandises, des savoir-faire et des connaissances en provenance “d’un ailleurs”. Comme toute autre ville à l’édification parfois pluriséculaire, une ville portuaire se développe dans l’espace et dans le temps. Dotée de cycles de vie, la ville portuaire naît, se développe, croît dans une forme de prospérité, puis dans un contexte de crise, se vide, s’éteint, pour renaître la plupart du temps.
Cependant, les ensembles urbains qu’elle abrite sont particulièrement oxydables. Le bâti peut être soumis directement aux attaques répétées de la mer, à l’instar des infrastructures portuaires tels que les digues, cales, quais et terre-plein, perrés, ou bien les matériaux d’un aspect général se corrodent petit à petit au contact de l’air marin. Néanmoins « dure ce qui est fait pour durer » et les bâtis historiques en traversant les époques ont démontré, par leur maintien dans l’espace urbain, l’importance de certaines utopies et l’esprit de conquête des habitants de cette catégorie de ville.
L’une des caractéristiques majeures du littoral breton a été la prégnance de la vie maritime. « Les Bretons, leur projection, c’est la mer ! ils sont tournés vers elle ». Sur trois mille ans d’histoire, la Bretagne s’est trouvée des conjugaisons entre l’Armor (la partie maritime) et l’Argoat (les terres intérieures) et les villes portuaires ont été des lieux d’expression de cette maritimité.
Dès le XIIIe siècle, dans une forme de renouveau économique, le fait urbain breton s’établit sur des strates urbaines anciennes déjà existantes (cité gallo-romaine, monastère celtique, château primitif) et s’organisa en siège autour d’une autorité religieuse et administrative (évêchés) ou encore de villes-foire. La culture du lin et sa transformation (étoffe, voile) ont enrichi la région. L’avantage est donné au transport maritime car les routes et les chemins terrestres, peu sûrs et dangereux par endroits, ne sont pas adaptés au transport de marchandises. La Bretagne, en tant qu’étape incontournable des routes véliques à l’ouest de l’Europe, tire donc profit de la hausse du trafic maritime entre le nord et le sud de l’Europe. Le commerce maritime (cabotage/bornage) va particulièrement influencer la structuration du territoire entre le XIIIe et le XVIe siècle.
Parmi les villes les plus attractives de cette époque, on trouve des villes installées en fond d’estuaires, au croisement des routes terrestres et maritimes à l’exemple de Tréguier, de Quimper, de Quimperlé, de Morlaix, de Lannion, d’Hennebont, d’Auray ou bien encore de plus petite envergure, les ports du Guildo, de Pontrieux, de La Roche Derrien, de La Roche Bernard(…). À cela, s’ajoute aussi les ports d’escale ouverts sur le large (Penmarc’h, Roscoff, Le Conquet, Lanildut) dont la situation resta plus incertaine voire tragique au cours de cette période à cause des nombreuses invasions anglo-normandes. Aujourd’hui, la plupart de ces villes portuaires sont qualifiées de villes médiévales parce qu’elles concentrent en cœur de ville un ensemble de bâtiments à colombages de belle facture qui date pourtant de l’époque moderne. Au regard du maritime, ces villes abritent surtout de solides demeures d’armateurs communément appelées “maison de maîtres de barques” (voir ci-dessus l’exemple de Lanildut avec sa cale intégrée), un front bâti constitué de bâtiments monumentaux perpendiculaires ou parallèles au quai où se concentrent les lieux de stockage de ces rouliers des mers1 (exemple ci-contre de Tréguier), et des murs de défens avec parfois un système ingénieux de portes dérobées depuis le quai en direction de l’arrière port (voir ci dessous, l’exemple du Conquet).On assiste à un développement de villes en fond d’estuaire jusqu’en 1830-50, puis la révolution industrielle va gagner les villes littorales au cours de ce siècle et l’arrivée du train en région va rebattre la carte des transports, y compris maritimes. C’est en même temps l’apogée de la pêche artisanale. Dans ce formidable élan, les populations maritimes vont atteindre un haut niveau démographique et les villes vont s’étendre avec l’édification de quartiers d’habitation, des zones artisanales, des églises (…). Au-delà de ce qui existe déjà, de nouvelles villes vont être créées en appui de hameaux littoraux à l’exemple d’Etel ou bien encore du Guilvinec. Un réseau de venelles va structurer l’espace urbain afin de permettre aux pêcheurs de rejoindre plus facilement le quai pour embarquer et aux ouvrières des conserveries de rallier leur usine à pied, depuis les divers quartiers d’habitation où s’alignent de petits modules maison jardinet (voir ci-dessous l’exemple d’Etel).
La fin du XIXe siècle coïncide avec la première période de villégiature. En plus des stations à la mode, grâce à l’ouverture des lignes ferroviaires, la villégiature va gagner l’ensemble des ports bretons. Attirés par les paysages sauvages, peintres et artistes vont rendre populaires ces lieux du littoral où le rude côtoie le beau. Des villas et des hôtels vont être érigés en front de mer, sur les dunes ou en haut de falaise, dans la continuité de l’urbanisation existante et les régates organisées en saison vont permettre d’intégrer petit à petit ces nouveaux acteurs dans la vie locale (voir ci-contre l’exemple du Pouldu). Le littoral breton connaît une croissance et une vitalité exceptionnelle un peu partout jusqu’à la période 1940/1970 qui constitue une rupture majeure pour les villes portuaires.
Les destructions de la guerre 39-45, la motorisation généralisée des bateaux de travail, le déclin de la grande pêche morutière, la démocratisation et l’essor du tourisme balnéaire et de la plaisance, puis le triomphe de la route, sont autant de facteurs qui vont bouleverser les équilibres en place en précipitant certaines villes portuaires dans le déclin et la dévitalisation tandis que d’autres sont projetées dans une forme de modernisation.
L’activité de pêche se concentre sur quelques ports de taille moyenne dans lesquels on investit. De nouveaux terre-plein et des lieux de vente directe (les fameuses criées) viennent s’ajouter au front portuaire déjà existant (voir ci-contre, l’exemple de Douarnenez). On gagne sur la mer et un découplage ville/port s’opère. Les nouveaux quartiers des villes portuaires tournent le dos à la mer dans une logique principalement résidentielle.
Pour les plus petits sites, le déclin et la fin du petit cabotage côtier va plonger le port dans une forme de léthargie ; la vie locale se tournant plus vers le rural littoral et l’attractivité résidentielle. C’est le cas des petits ports de la rade de Brest ou encore de ceux de la petite mer du Golfe du Morbihan (à l’exemple, plus haut, du Bono).
Dans cette stratigraphie urbaine les villes bretonnes vont se conforter majoritairement dans des tailles de ville que l’on qualifie de “petite à moyenne”, formant pour la majorité un chapelet établi sur la côte indentée ou le long des estuaires, rias et abers. Cette morphologie côtière a favorisé l’abri des navires durant les premières navigations véliques, puis permis le développement d’une multitude de sites portuaires de tailles variées allant du plus simple appontement jusqu’au grand port de commerce de Brest ou de Lorient. Leur configuration est très différente selon qu’il s’agisse d’un avant-port des îles, d’un port ouvert sur le large ou d’un port de fond d’estuaire.
Le cabotage et le transport de marchandises, l’exploitation de la ressource marine, la défense et la surveillance côtière, la construction navale et l’avitaillement des navires, la recherche scientifique et l’observation en mer ont engendré une urbanisation littorale, spécifique à chacun des ports, pour habiter et travailler en ces lieux. Un bâti spécifique a pu être construit. De nombreuses cités maritimes ont concentré ainsi des bâtis très divers dans leur fonction d’origine, maintes fois recyclés au fil des cycles de l’économie maritime, et aux formes architecturales variées. Par leur biais, un usage maritime a pu être maintenu et des rituels anciens transmis sous forme de traditions locales. Il est facile pour un œil aguerri d’avoir une lecture attentive de cette histoire à travers les formes urbaines héritées du maritime. Ces bâtis constitués de cales, de quais, de fronts portuaires, de remises de pêches, de maisons basses ou à étage, de bâtiments plus monumentaux comme les phares et les usines de transformation de la ressource marine, témoignent aujourd’hui de l’histoire “extra-ordinaire” des sociétés littorales en Bretagne et qu’il est possible de mettre en perspective à l’échelle de la France.
Pour compléter le propos :
- Le patrimoine maritime : construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens. Sous la direction de Françoise Péron. 2002. Les Presses Universitaires de Rennes.
- Laure Ozenfant. Le patrimoine maritime bâti comme levier de développement durable des villes portuaires de taille petite et moyenne: mise en œuvre d’une recherche appliquée au territoire breton. Thèse. Université de Bretagne occidentale - Brest, 2020.
- Ainsi que l’article de la Pierre d’Angle « Beau port, Bon Port® » : une entreprise délicate entre préservation et transformation, dans notre dossier sur le littoral
- Les marins qualifiés de “rouliers de la mer” assurent le transport des marchandises dites lourdes. Les frais de transport par mer sont beaucoup plus faibles que par terre, grâce à une meilleure rapidité et une bonne fiabilité, malgré les aléas météorologiques et les risques de piratage ou de guerres entre États. Au cours de cette période, la Bretagne est indépendante et commerce beaucoup avec l’Espagne, le Pays de Galles, la Cornouailles, l’Irlande, les Flandres, la Hollande, la Baltique. ↩